Jean-Christophe Arcos

Surfaces_2019, 2019

Surfaces

Dans le cadre du programme croisé Art et Territoire de Voyons Voir avec le Centre d’arts plastiques Fernand Léger, Félix Pinquier présente une installation réalisée en résidence aux chantiers navals Borg, à Marseille, et aux archives municipales de Port de Bouc. Une série de dessins l’accompagne à l’intérieur de l’exposition.

En résidence.
Le terme évoque l’habiter : en quelque sorte, l’artiste en résidence se trouve une demeure. La résidence est une façon d’habiter l’errance qui sans cesse recompose l’assemblage entre un corps, un lieu et une action ; elle libère les énergies, exacerbe les tensions, courbe le temps. L’entropie et le tropisme se font face et se mêlent pour générer les conditions d’une immersion rapide, la tête la première. La dualité entre superficialité et surplomb s’efface. Il s’agit de flotter tout en prenant racine – ici et ailleurs à la fois.

Recueillant d’abord à Port-de-Bouc les plaques photographiques documentant l’activité des Chantiers et ateliers de Provence, qui furent le cœur de la ville ouvrière jusque dans les années 1960, Félix Pinquier a entrepris une plongée dans les archives. Extrayant des images fantomatiques où les tiges de fer célibataires, les tôles en attente de rivetage et les contreformes géométriques paraissent en sursis, il les fixe à fleur de modules qui émergent d’un treillage de bois noirci.
Cette nouvelle architecture, accolée au bâtiment du centre d’art, en constitue autant l’antichambre que la clôture.
Percée de registres, comme une planche de bande dessinée, la grille agence la cuirasse éparse d’un navire dissipé par l’histoire, dont les fragments flottent encore un moment avant de faire épave. Les lignes de métal qui veinent la surface mate formeraient un dessin à échelle 1 - la cartographie d’une ligne de flottaison discontinue.

On parle d’œuvres vives et d’œuvres mortes pour distinguer sur un bateau ce qui est immergé de ce qui est hors de l’eau. Dans cet atlas de mémoire en 3 dimensions, les frontières s’estompent : le regard s’active et se maintient entre deux eaux ; liquide, il traverse les écoutilles en un grand splash sonore.

La deuxième partie de sa résidence, Félix Pinquier la passe dans les hangars des chantiers navals Borg, à Marseille.
Au contact étroit des marqueteries précieuses sertissant la carène des bateaux de prestige, il côtoie les bois cintrés par le savoir-faire du maître des lieux. Dans le hangar au bord de l’eau, imprégné de la mécanique des fluides, l’artiste réalise en volume l’un des aérolithes qui viennent régulièrement hanter la surface de papier de ses dessins.
Une pierre suspendue dans les airs - dont le mouvement ne se laisse deviner ni comme ascendant ni comme descendant.
Une pierre? Les ailettes semblent trop élaborées pour être naturelles. Plutôt un projectile hostile, fendant le plan vers sa cible - arrimé par un hamac à la claire-voie qui supporte le récit de l’artiste, il confirme le caractère martial de ses intentions.

Toujours l’informe vient de lui-même s’entrelacer à notre ouvrage : l’avertissement d’Albrecht Dürer, soupir sous la contrainte imprévue ou programme avéré, vaut pour les matières douces, polies et vaporeuses que Félix Pinquier enclave dans le blanc du papier.
La Broyeuse de Duchamp, faisant une apparition dans les dessins de l’artiste, ancre les rythmiques alenties de ses œuvres dans une filiation large accouplant les agitations kaléidoscopiques de Paolo Uccello aux photomontages évidés de László Moholy-Nagy. La poudre de graphite dévoile la géométrie idéale de machines désactivées probablement tirées de l’ingénierie militaire et de l’industrie lourde : leurs formes usinées leur donnent l’allure d’engins déterminés à fendre, fouetter, perforer, écraser.

Le conflit larvé, flottant, entre l’espace vide et le dessin, entre le plan et le volume, entre le trait et l’architecture, entre ce qui est vu et ce qui demeure invisible - que cette invisibilité ressortisse d’autres domaines de la perception, comme l’ouïe ou le toucher, ou bien de la réinvention mémorielle -, la lutte même entre le travail et la jouissance, oppose dos à dos deux mondes qui ne se touchent que par la plus fine des surfaces - corps contre corps.

Sans doute est-ce ici, au large, que résonne le mieux l’Offshore dont Félix Pinquier a voulu titrer son exposition : loin des rives marquées, des territoires verrouillés et des disciplines cloisonnées, dans le commun des eaux qui n’appartiennent à rien ni à personne, l’artiste pirate et replie les stratégies d’identification et de démarcation.
Ici, tout se touche, sauf la terre.

Jean-Christophe Arcos